Dans la forêt, un grand chêne…
De l’empathie sensorimotrice
Par Egide Altenloh
21/11/2025
Mardi soir. Le chien se promène devant moi, heureux, comme à son habitude, prenant le poul de la communauté canine ici et là à coup de museau furtif. Le sentier, inégal, ne semble tenir que par des veines de racines noueuses s’étendant en un réseau infini. La pensée : “Je marche sur la toile du monde” me traverse l’esprit. Sans que j’ai besoin d’y penser, mes chevilles s’ajustent, mon dos se redresse, mon souffle se cale sur le rythme de mes pas. Devant moi, un vieux chêne (car, oui, dans mes histoires, il y a toujours un vieux chêne), tordu par des décennies de flirt avec les éléments, semble lutter pour rester debout. En l’observant, quelque chose se serre dans ma poitrine. Je ne fais pas que voir l’arbre ; j’en éprouve la tension.
C’est ici, dans l’intimité de ce dialogue entre ma chair et l’écorce, que me vient une idée.
Longtemps, nous avons cru que comprendre le monde était une affaire de cerveau, de calculs froids opérés derrière nos orbites. Mais la cognition incarnée est venue bousculer nos certitudes : et si penser, c’était d’abord sentir ? Et si notre capacité à nous raconter dépendait entièrement de notre capacité à résonner avec le monde ?
Au-delà du miroir : Une rencontre radicale
Lors de ma formation en psychothérapie, c’était il y a longtemps maintenant, on s’appuyait souvent sur l’idée que pour comprendre l’autre, nous le “simulons” mentalement. C’est la théorie des neurones miroirs : je te vois triste, les neurones miroirs de l’expression faciale que je vois s’active dans mon cerveau pour comprendre. C’était déjà une petite révolution à l’époque.
En écothérapie, et particulièrement dans le modèle AKENES (Altenloh et al., 2025), nous pouvons aller un cran plus loin. Faisons l’expérience de rejoindre, un instant tout au plus, la vision radicale d’Anthony Chemero.
Dans ses travaux sur l’empathie sensorimotrice, Chemero (2016) nous invite à un changement de paradigme assez vertigineux. Selon lui, nous ne sommes pas obligés de “copier” l’autre ou la nature dans notre tête pour les comprendre. Non, nous entrons en synergie directe avec eux.
Quand vous êtes face à un chêne ou au bord d’une rivière tumultueuse, vous ne faites pas une “copie mentale” de l’eau. Vous formez, avec la rivière, un système dynamique. Vos sens, vos muscles, votre système nerveux se couplent littéralement aux “affordances” du lieu (les possibilités d’interaction que l’environnement vous offre à vous, être humain aux caractéristiques physiques, perceptives et motrices particulières).
L’empathie sensorimotrice, c’est cette danse de l’immédiateté entre nous et ce qui nous entoure. C’est accepter que la cognition n’est pas dans notre tête, mais qu’elle émerge de la relation entre nous et le Vivant.
Pourquoi est-ce que je vous raconte ça ? Pourquoi s’encombrer de concepts comme la synergie ou les affordances alors qu’on pourrait simplement dire « la nature fait du bien » ?
Parce que, d’une part, c’est mon kiff de relire ma compréhension du monde avec la grille de lecture de la cognition incarnée, et d’autre part, cela vient expliquer de ce que nous faisons en écothérapie. C’est l’une des clés de voûte qui relie la Kinésie (le mouvement, le sentir) à la Narration (le sens, l’histoire et la projection de soi dans la nature) dans notre modèle AKENES. Et, oui, ce lien n’est pas encore développé dans notre livre qui vient de sortir.
Quand le corps précède l’histoire : Le tissage du K et du N
Nous voyons souvent arriver en thérapie des personnes avec ce qu’on pourrait appeler des récits “calcifiés”. Ce sont des histoires de vie figées, saturées par le problème : “Je suis incapable de choisir”, “Je suis brisée”, “Je suis seule”.
L’erreur classique, celle que j’ai faite tant de fois au début de ma pratique, et qu’il m’arrive encore de faire aujourd’hui, c’est de vouloir changer ce récit avec des mots, assis sur une chaise. On essaie de tordre la narration par la logique. Mais la science de la cognition incarnée nous souffle une autre vérité : il n’y a pas de nouveau récit sans nouveau ressenti.
Notre pensée ne peut être dissociée de notre corps et de notre mouvement . George Lakoff et Mark Johnson (1999) nous ont appris que nos concepts les plus abstraits sont des métaphores nées du vécu corporel. On ne comprend l’idée de “surmonter une épreuve” que parce qu’on a, un jour, éprouvé physiquement l’effort de défier la gravité en remontant une pente.
Dans cette perspective, nous n’essayons donc pas de réécrire l’histoire ex nihilo. Nous utilisons la porte d’entrée du corps en mouvement :
- L’Activateur Kinésique (K) : Nous invitons l’accompagné à quitter la réflexion cognitive pour vivre l’environnement. Ce n’est pas juste “bouger pour bouger”. C’est laisser son corps entrer en couplage avec le paysage. Sentir la résistance du vent, négocier l’équilibre sur une pierre instable, ressentir la fluidité de l’eau entre nos doigts.
- Le Passage à la Narration (N) : C’est parce que le corps a vécu cette fluidité ou cet ancrage que le langage peut changer. La possibilité de déplacer physiquement son corps favorise un changement de perspective et ouvre la porte à de nouveaux possibles.
Le récit ne change pas parce qu’on l’a décidé intellectuellement. Il change parce que le corps a apporté une nouvelle information au système. “L’inconscient est situationnel” comme le souligne si bien mon ami Yann Desbrosses (je recommande son chapitre sur l’APO dans notre livre collectif) : changez la situation du corps dans l’espace, et vous changez la disponibilité psychique.
En pratique : De l’affordance à la métaphore
Concrètement, comment cela se traduit-il quand je suis dehors avec un patient, ou même simplement lors de ma promenade du mardi soir ?
Imaginons une personne coincée dans un dilemme professionnel, paralysée. Plutôt que de lui demander “Que pensez-vous de cette situation ? »”(ce qui active le cortex et les boucles ruminatives), je vais chercher l’affordance.
Je pourrais l’inviter devant un passage encombré de ronces ou de branches basses et lui proposer :
“Laisse ton corps trouver le passage. Ne réfléchis pas à la stratégie. Laisse tes pieds, tes épaules, tes hanches négocier avec les obstacles. Sens comment ton corps sait se faire petit ou au contraire pousser ce qui gêne son passage.”
À cet instant, on est dans le pur Kinésique. On est dans la synergie de Chemero. Le corps “sait” le passage avant que la tête ne le comprenne.
Et c’est seulement après, une fois le passage franchi, que l’on bascule vers le Narratif.
“Si ton corps pouvait raconter ce qu’il vient d’apprendre sur le fait de “passer”, qu’est-ce qu’il dirait ?”
Souvent, la réponse fusera, surprenante de simplicité : “Je n’ai pas eu besoin de force, j’ai juste dû me plier un peu”, ou encore “J’ai senti que le passage existait déjà, je n’avais qu’à le suivre”.
À cet instant précis, une métaphore incarnée émerge. Le patient ne raconte plus une histoire apprise par cœur sur son impuissance, il raconte une vérité proprioceptive toute fraîche. Il a senti le passage, donc le passage existe. La narration s’aligne sur la kinésie. Jamais le contraire.
Conclusion : Ré-ensauvager le récit
Intégrer l’empathie sensorimotrice dans nos pratiques, c’est reconnaître que le corps est le premier narrateur. Le modèle AKENES, en structurant ce passage du sensoriel au narratif, respecte cette architecture biologique de la conscience humaine.
Alors, la prochaine fois que vous marcherez en forêt avec un patient, observez. Ne lui demandez pas de changer son histoire. Ne l’interrogez pas sur celle-ci. Invitez-le à changer sa posture au contact du vivant. Laissez le paysage informer le corps, et le corps informer l’esprit.
Mon chien s’arrête, truffe au vent. Il a senti quelque chose que je ne vois pas encore. Il est tout entier dans cette écoute sensorielle. Il n’a pas besoin de se raconter l’histoire de la piste, il est la piste. C’est peut-être ça, finalement, la recette : cesser d’être une tête posée sur un corps, pour redevenir, l’espace d’un instant, un organisme vivant en dialogue ininterrompu avec son monde.
Références :
Altenloh, E., Busigny, T., Desbrosses, Y., Lécuyer, N., Richebourg, S., Roura, C., & Turconi, E. (2025). L’écothérapie : Fondements et pratiques. De Boeck Supérieur.
Chemero, A. (2016). Sensorimotor empathy. Journal of Consciousness Studies, 23(5-6), 138-152.
Lakoff, G., & Johnson, M. (1999). Philosophy in the Flesh: The Embodied Mind and Its Challenge to Western Thought. Basic Books.
P.S. : Ce texte est garanti 100% vécu humain (la boue, le chien, le chêne), mais a été poli et structuré avec l’aide d’une IA. Elle gère la syntaxe, je gère l’inspiration et la sensibilité. Chacun son job. Le jour où elle promènera mon chien, on en rediscutera 😉
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