À première vue, la psychothérapie itinérante (comme le Walk and Talk) et le Bain de Forêt (comme le Shinrin-Yoku) semblent relever de logiques distinctes. L’une privilégie le traitement clinique et la parole ; l’autre l’immersion sensorielle et le silence. Pourtant, ces deux pratiques partagent une exigence fondamentale, une même architecture invisible qui conditionne leur efficacité : la notion de seuil.
Pour le praticien qui quitte son cabinet pour la forêt, un défi structurel se pose : comment “tenir le cadre” en l’absence de murs ? Comme le souligne Yann Desbrosses (2019), le cadre classique, métaphoriquement appuyé sur les quatre murs du cabinet, doit se métamorphoser dehors en un “contenant mobile”. Le thérapeute, garant de cet espace, ne s’appuie plus sur une limite bâtie, mais sur des limites symboliques et une posture dynamique.
Que l’objectif soit le traitement d’un trouble ou la restauration de l’attention, le besoin structurel est identique : il faut un sas. C’est ici que le seuil intervient comme une nécessité clinique absolue. En matérialisant une entrée et une sortie — par deux arbres, un sentier précis ou une ligne au sol — le praticien délimite l’espace du soin au sein de l’espace public. Il recrée la porte du cabinet, non plus en bois et en métal, mais en intention et en rituel.
De la même manière, dans les bains de forêt, Amos Clifford insiste sur ce marquage pour distinguer la simple promenade de la pratique immersive. Dans les deux cas, qu’il s’agisse de soigner la psyché ou de restaurer l’attention, il ne suffit pas d’être dans la forêt pour ne plus être dans le monde. Il nous faut un sas.
En tissant des liens entre l’anthropologie du rite, des espaces et les sciences cognitives incarnées, nous pouvons comprendre comment ce simple pas franchi consciemment modifie notre rapport au monde et instaure, même sans les murs, l’espace sacré du travail intérieur.
Ouvrir la parenthèse
Nos patients ou les participants d’un bain de forêt arrivent chargés à la lisière de la forêt. Chargés de leurs rôles sociaux, de leurs “to-do lists”, de cette temporalité linéaire et pressante que les Grecs nommaient Chronos. Si nous marchons tout droit sans marquer de pause, nous emmenons ce bruit avec nous.
C’est ici que l’anthropologie éclaire la clinique. Arnold van Gennep (1909), en étudiant les rites de passage, a montré que toute transformation exige une phase de séparation. Le seuil matérialise cette rupture. Il est la frontière physique qui signale à notre psychisme que les règles du jeu viennent de changer.
Une fois cette ligne franchie, nous n’entrons pas simplement dans un bois, mais dans ce que Victor Turner (1969) appelle une zone de liminalité. C’est un espace de marge, un “entre-deux”. Dans cette zone, le participant est invité à déposer son identité sociale (je suis ingénieur, je suis mère, je suis malade…) pour revenir à un état plus fondamental : celui d’un être vivant parmi d’autres. Le seuil est le gardien de cet anonymat libérateur.
Une Hétérotopie sensorielle
Si le seuil ferme la porte au monde social, qu’ouvre-t-il ? Il ouvre l’accès à un espace “autre”. Michel Foucault (1984) parlerait ici d’hétérotopie : un lieu réel, localisable, mais qui fonctionne comme un contre-espace où les normes habituelles sont suspendues ou inversées.
Dans cette hétérotopie forestière, la valeur de vitesse est remplacée par la lenteur ; la parole par le silence ou l’écoute. Une hétérotopie naît souvent avec une hétérochronie, une rupture avec le temps traditionnel. En forêt, c’est le passage au temps Kairos, le temps de l’opportunité et de l’instant présent. Le seuil physique sert à garantir l’étanchéité de cette bulle spatio-temporelle, permettant au système nerveux de relâcher sa vigilance.
De la contrainte à l’invitation
Mais dépassons un peu la métaphore : que vit réellement notre organisme à cet instant précis ? Pour le saisir, il ne faut pas interroger nos pensées, mais notre motricité. Comme le soulignent les tenants de la cognition incarnée, nos concepts les plus abstraits s’enracinent dans notre expérience physique (Lakoff & Johnson, 1999). Le changement n’est pas une idée que l’on pense, c’est un mouvement que l’on fait.
L’acte moteur de franchir le seuil — lever le pied pour enjamber une racine, courber l’échine sous une branche — fonctionne comme une mise en acte (enaction) de la transition. Ce n’est pas un symbole, c’est un signal physiologique. Par ce geste, le corps notifie au système nerveux une rupture de contexte.
Selon la vision radicale d’Anthony Chemero (2009), nous formons un système dynamique indissociable avec notre environnement. En milieu urbain, ce couplage est rigide et défensif : nous sommes “câblés” pour anticiper les obstacles, décoder la signalétique, éviter les trajectoires des autres. Ce mode de relation au monde est coûteux. Il sature ce que Kaplan (1995) nomme l’attention dirigée, cette ressource finie qui s’épuise à force d’inhiber des distractions.
Le seuil agit alors comme un coupe-circuit. Il brise ce couplage urbain épuisant. Et c’est précisément parce que ce couplage est rompu que notre regard sur le monde peut changer.
Une fois la ligne passée, l’environnement ne nous “parle” plus de la même manière. J.J. Gibson (1979) dirait que le paysage d’affordances se transforme. De l’autre côté du seuil, les objets cessent d’être des obstacles utilitaires pour devenir des propositions sensorielles. L’arbre n’est plus “quelque chose à contourner”, il offre une texture qui invite au toucher ; la mousse n’est plus “une salissure”, elle offre une surface qui invite au repos.
C’est ici que le lien avec la restauration de l’attention devient limpide et logique. En ville, les affordances sont des ordres qui consomment de l’énergie mentale. Dans l’espace liminaire de la forêt, les nouvelles affordances suscitent une fascination douce. Elles captent l’attention sans effort. Le seuil est donc ce dispositif technique qui permet de passer d’un monde d’injonctions à un monde d’invitations, offrant enfin à notre attention surmenée la permission de se déposer.
Fermer la parenthèse
Cependant, toute parenthèse doit être refermée, sous peine de laisser le participant dans un état de flottement inconfortable face à la brutalité du retour au réel. La structure ternaire de Van Gennep ne s’achève pas dans la marge, mais dans l’agrégation : le retour au monde social.
Lors d’un bain de forêt, ce retour ne se fait pas brutalement. Il est médiatisé par un dernier rituel de seuil, souvent matérialisé par la cérémonie du thé (Tea Ceremony), chère à Amos Clifford et aux pratiques de Shinrin-Yoku. Ici encore, l’acte dépasse le folklore pour toucher à une fonction cognitive et physiologique essentielle : l’incorporation.
Durant la marche, la relation à la nature était externe (je touche l’arbre, je regarde la feuille). En buvant une infusion de plantes locales cueillies sur place, le participant fait littéralement entrer le paysage à l’intérieur de son corps. C’est un acte d’ingestion qui valide biologiquement l’expérience. Le thé devient un “objet transitionnel” liquide : il est à la fois nature (la plante, l’eau) et culture (la tasse, l’eau chauffée, le cercle social).
C’est précisément autour de ce thé que la parole (Logos) est réintroduite. Alors que l’espace liminaire privilégiait l’exploration sensorielle de notre vécu, ce seuil de sortie permet de remettre des mots sur les sensations. Ce partage final sert de sas de décompression : il permet de « tisser » les affordances découvertes en forêt (le calme, la beauté) pour tenter de les ramener avec soi, de l’autre côté de la barrière. Les mots reprennent progressivement plus de place.
Le franchissement physique du seuil de sortie, en sens inverse, vient sceller ce processus. Il marque la fin de l’Hétérotopie. Le corps reprend son habit social, se recouple aux exigences de la ville, mais il le fait avec une physiologie modifiée, apaisée, et avec la mémoire incarnée qu’un autre rapport au monde est possible.
Conclusion
En définitive, penser le seuil en écothérapie, c’est reconnaître que l’accès au soin ne se décrète pas, il se construit. Ce dispositif, à la croisée du rituel ancestral et de la technologie attentionnelle, est l’outil qui permet de synchroniser nos rythmes biologiques avec ceux du vivant. Il ne s’agit pas de “fuir” le monde réel, mais d’utiliser une parenthèse spatiale pour réapprendre une qualité de présence.
Un seuil fonctionnel sera toujours composé des trois éléments suivants :
- un arrêt devant une limite concrète (bâton sur le sol, barrière, arche),
- un changement de rythme (la plupart du temps, ralentir),
- une intention (s’ouvrir à l’expérience sensorielle, se laisser surprendre par la nature, prendre soin de soi, travailler sur une thématique thérapeutique).
Mais, au-delà de la séance, la répétition de ce franchissement laisse une trace. À force de passer ces portes physiques, le participant bâtit en lui un seuil intérieur, une capacité à convoquer ce calme et cette ouverture perceptive même loin de la forêt. Le seuil n’est plus seulement une barrière de bois, il devient une compétence invocable par le patient.
Car si nous entrons dans la forêt pour la traverser, c’est finalement pour qu’elle nous traverse en retour, modifiant ainsi durablement notre paysage intérieur. Comme l’écrivait Gaston Bachelard : “La paix de la forêt est une paix de l’âme. La forêt est un état d’âme” (Bachelard, 1957/2012, p. 171). C’est peut-être cela, la véritable finalité du seuil : nous apprendre à habiter cet état, quel que soit le côté de la porte où nous nous trouvons.
Références :
- Bachelard, G. (2012). La poétique de l’espace. Presses Universitaires de France. (Œuvre originale publiée en 1957)
- Chemero, A. (2009). Radical embodied cognitive science. MIT Press.
- Clifford, M. A. (2018). Your Guide to Forest Bathing: Experience the Healing Power of Nature. Conari Press.
- Desbrosses, Y. (2019). La nature comme médiation thérapeutique – Quand la psychothérapie s’ouvre à l’environnement. Site de la SOFRAPSY (Société Française d’Analyse Psycho-Organique).
- Foucault, M. (1984). Des espaces autres. Architecture, Mouvement, Continuité, (5), 46-49. (Conférence originale de 1967).
- Gibson, J. J. (1979). The ecological approach to visual perception. Houghton Mifflin.
- Kaplan, S. (1995). The restorative benefits of nature: Toward an integrative framework. Journal of Environmental Psychology, 15(3), 169-182.
- Lakoff, G., & Johnson, M. (1999). Philosophy in the flesh: The embodied mind and its challenge to Western thought. Basic Books.
- Turner, V. (1969). The Ritual Process: Structure and Anti-Structure. Aldine Transaction.
- Van Gennep, A. (1909). Les rites de passage. Émile Nourry.
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Image par Mabel Amber, who will one day de Pixabay
Note de rédaction :
Dans une démarche d’intégrité, je souhaite indiquer que cet article a été co-rédigé avec le soutien d’un modèle de langage (IA). J’ai utilisé cet outil comme un partenaire de réflexion pour clarifier les concepts et en affiner l’expression. L’intention, la sélection des théories présentées et la sensibilité du propos restent profondément humaines et sous ma responsabilité exclusive.
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